N. BEHARY (massika.behary@ensait.fr), A. PERWUELZ (anne.perwuelz@ensait.fr)
Enseignants Chercheurs à l’ENSAIT/GEMTEX, 2 allée Louise et Victor Champier, Roubaix, -Université de Lille- France
Après la période pandémique qu’a connue la France, il y a aujourd’hui une recherche de solutions vers la relocalisation des filières en France, mais aussi la recherche de naturalité. Ainsi des entreprises de la filière textile y compris le marché du luxe s’interrogent sur la question d’introduire les colorants naturels dans le vêtement de demain.
Depuis ces quelques dernières années, quelques producteurs français s’activent à relancer et promouvoir ce savoir-faire ancestral en proposant des extraits de colorants de plantes: Couleur de plantes, Couleur végétales de Provence, Green’ing, Le Champ de Couleurs, Colorey, Couleur de Garance, ….
En effet, les colorants naturels étaient majoritairement utilisés avant l’avènement de la chimie, et ils étaient connus pour leurs mauvaises solidités au lavage, frottement et à la lumière. Le mordançage avec des ions métalliques multivalent permettait d’améliorer des solidités, mais avec la synthèse chimique des colorants plus résistants, et moins chers, les pratiques ancestrales de coloration textile furent mises de côté.
Des colorants végétaux sont aujourd’hui très utilisés dans le domaine alimentaire, cosmétique, pharmaceutique, et médical, mais très peu dans le domaine textile. Que sont-ils vraiment, et peuvent-ils servir vraiment à répondre aux cahiers des charges des vêtements/tissus d’ameublement écologiques et durables ?
Des chercheurs à l’ENSAIT se sont penchés sur l’étude de teinture végétale depuis 2006, afin de mettre œuvre de textiles antimicrobiens et multifonctionnels. Quatre thèses doctorales ont été soutenues, sur la curcumine (1) la garance (2), le campêche (3), la riboflavine (4), et récemment des recherches sont en cours sur les colorants extraits de pelure d’oignon, d’indigo, etc….
Les plantes synthétisent des colorants et pigments pour plusieurs raisons et l’une d’elle est la stratégie défensive et protectrice (exemple des anti UV, anti-insecticide, antibactéricide, antifongique, photoluminescence-figure 1). La fonctionnalisation/fixation de ces molécules au textile permet non seulement de les colorer mais aussi et surtout d’obtenir des textiles multifonctionnels, antibactériens, anti-UV, photoluminescents, etc…(2), (3), (4), (5).
Plantes et extraction des colorants
Les colorants d’origine végétale s’extraient à partir de feuilles, racines, fleurs ou écorces de plantes tinctoriales. Ces colorants sont biosourcés et peuvent avoir facilement la certification GOTS ou ECOCERT, (comme le confirme les fournisseurs) et comme ils sont fabriqués par la nature mère qui produit des biocatalyseurs (enzymes) pour les dégrader, ils sont biodégradables. Cependant, des données sur l’écotoxicité et toxicité de ces colorants ne sont pas toujours facilement accessibles.
La Garance, ou garance des teinturiers (Rubia tinctorum), est extraite des racines et a été utilisées pour teindre les pantalons d’uniforme de l’infanterie française au début de la Première Guerre mondiale. En 1872, les planteurs français produisent encore 23 000 tonnes de garance, soit plus de la moitié de la production mondiale. En 1878, ils en produisent à peine 500 tonnes, alors que la production d’alizarine de synthèse équivaut déjà à 30 000 tonnes de garance. Des études montrent que les extraits de racine de garance, comme d’autres extraits de plantes, contiennent plusieurs composants : des dérivés anthraquinoniques, tels que l’alizarine, la purpurine, …. etc (figure 2) (2). Ils ont été aussi utilisés pour une application alimentaire au japon. Des recherches ont montré l’effet mutagénique de certains composés tels que la lucidine and rubiadine contenue dans la garance.
Une thèse récente réalisée à l’université d’Avignon (6) s’est penchée sur l’étude des facteurs influençant le métabolisme des anthraquinones dans la racine de garance. En plus d’études de culture hydroponique de la garance, ces chercheurs ont étudié l’influence des nutriments sur les types de anthraquinones produits, et ont pu trouver des conditions pour obtenir des plantes avec des racines ne contenant pas des molécules cancérogéniques.
Extraction des colorants naturels.
Le taux de colorants présents dans un extrait végétal est souvent faible, et il est nécessaire d’utiliser des méthodes d’extraction appropriées en fonction des paramètres physico-chimiques du colorant (solubilité dans différents solvants). Néanmoins pour une large majorité de colorants naturels qui sont non hydrosolubles, le C02 supercritique s’avère être un équipement approprié pour obtenir un % élevé de d’extrait purs de colorants. Des co-solvants peuvent être aussi utilisés pour optimiser cette extraction.
Relocalisation des cultures et procédés d’extraction des colorants purs (Projet PALCOLBIO)
Un projet coordonné par UTA site Université d’Artois, permettant de mettre en place une filière de production industrielle de toutes une palette de colorants biosourcés ; PALCOLBIO; PALette de COLorants BIOsourcés, est en cours. Il s’agit de la valorisation globale de la biomasse végétale (Bioéconomie, dans le cadre d’un consortium 100% Régional, pour la mise en place d’une filière de production des colorants biosourcés en Hauts de France. Ce projet fait suite au projet PROCOLBIO (PROduction d’un COLorant BIOsourcé) (7) à partir d’un co-produit agricole non valorisé actuellement : la pelure d’oignon. Il projet a été initié dans le cadre d’une Action du Campus des Métiers et Qualifications « Bioraffinerie Végétale et Chimie Durable », depuis avril 2019. L’extraction d’autres colorants issus de la biomasse sont en cours.
L’un des objectifs sous-jacents de ce projet est de favoriser la mise en place d’une filière complète et locale de valorisation, allant de l’approvisionnement en matière première à la production du bio-colorant, et permettant ainsi de minimiser l’impact environnemental (transport, proximité, naturalité) de cette création d’activité.
(Réalisé dans le cadre du projet PROCOLBIO-Hauts de France)(7)
Teinture avec les colorants naturels
Avec la garance, on peut teindre toutes les fibres mais les nuances et intensités de couleurs varient (figure 4). Pour une teinture réalisée à 60°C, les intensités de couleurs sont plus prononcées dans les cas des fibres protéiniques et le polyamide (-NH2 et -COOH en bout de chaîne).
Comme la garance, la majorité des extraits colorés de plantes sont multicomposants, ce qui peut donner des variations de nuances d’un extrait à d’autres, en fonction de zone géographique de culture, espèce de plantes, et les nutriments utilisés pour leur culture.
Certains de colorants naturels tels que la garance, le campêche, la curcumine, l’acacia catechu, l’indigo, etc… peuvent aussi teindre simultanément, des fibres cellulosiques, protéiniques, artificielles (acétate, triacétate, viscose) et synthétiques (polyamides, polyester, acétate), en fonction des propriétés physico-chimiques des molécules colorantes dans l’extrait végétal.
Plusieurs colorants peuvent aussi teindre le polyester à 130°C (la garance, la curcumine, le campêche, l’indigo…), avec un léger virement de nuance à cause de transformation chimique des molécules sous l’effet de température et pression élevée.
Effet de pH et température
Effectivement plusieurs colorants naturels sont influencés par le pH et température utilisés. La curcumine passe d’un vert fluorescent, à un jaune, puis à jaune orangé, avec l’augmentation du pH, qui augmente la déprotonation des molécules colorées. Dans le cas du campêche ce virement de nuance est illustré dans la figure 4b (3).
La température de teinture utilisée peut aussi avoir une influence sur la nuance de coloris attendu. La curcumine à pH et température élevés est transformée en vanilline. De même, les espèces intermédiaires produisant l’indigo bleu, peuvent s’isomériser en fonction du pH et de la température, et former l’indirubine qui est un colorant rouge (8).
Photodégradation
Certains colorants sont aussi susceptibles à la photodégradation. La curcumine en présence de la lumière produit de l’oxygène singulet qui augmente l’activité antibactérienne des tissus teints avec la curcumin (1).
Mordançage
L’indigo naturel (bleu) se teint comme les colorants de cuve et donne des très bonnes solidités au lavage et à la lumière, sur toutes les fibres. Certains colorants naturels sont plutôt cationiques (quercétine dans les épluchures d’oignons ou dans le sophora de Japon ; les anthocyanes tels que flavylium) mais beaucoup sont anioniques, ou non ioniques, et nécessitent du mordançage, jadis réalisable avec des ions métalliques. Ces ions sont capables de former des liaisons de coordination à la fois avec les groupements -OH de la cellulose, ou les -NH2 de la fibre protéinique, et les -OH des colorants naturels, offrant une gamme de nuances plus élargies, et améliorant la solidité du coloris au lavage, et à la lumière dans certains cas.
Toxicités des mordants
Alors que REach et des certifications (ex : Oekotex) réglementent l’utilisation des ions métalliques tels que Ag+ et ions de métaux lourds tels que le chrome, peu de données sont disponibles sur les ions métalliques tels que Al3+ (sel d’Alun) et Fe 3+ préconisés par plusieurs fournisseurs des colorants naturels.
L’utilisation de ces ions métalliques est en contradiction les industriels comme ARCHROMA qui essaye plutôt de proposer des colorants « Metal-free dyestuffs », permettant de mieux recycler les produits textiles en fin de vie (8).
De plus, il est connu que les colorants métalliques peuvent changer des nuances lors de la transpiration, libérant ainsi les ions métalliques et les colorants.
Le fer par exemple reste un métal de transition, qui peut passer de la forme Fe2+ à Fe 3+ en présence d’agent oxydant/réducteur. La réaction de Fenton peut être déclenchée lorsque le Fe 3+ est en présence d’un oxydant, avec la formation des radicaux libres (d’hydroxyles) qui sont très réactifs (9) et qui peuvent endommager le textile, le colorant ou les cellules de peau.
De même l’utilisation des ions d’aluminium par exemple dans les antitranspirants, a alarmé les consommateurs sur les risques de cancer de sein. Plus récemment, des articles scientifiques rapportent la possible implication de ces ions dans la maladie d‘Alzheimer (10).
Des essais réels menés dans une usine au Bangladesh, ont démontré la présence d’une quantité d’ions métalliques dans les eaux de rejets d’usine d’ennoblissement, en dessous des limites. Cependant ces travaux alertent sur les risques que peuvent engendrer les ions de sulfates dans les
Les biomordants
Actuellement nombreuses études sont en cours pour rechercher des alternatifs aux mordants métalliques, tels que l’utilisation des biomordants. Nombreuses études sont réalisées avec des extraits de plantes contenant l’acide tannique pour mieux fixer les colorants naturels. Celui-ci possède de nombreux groupements -OH permettant de se lier au colorant et à la fibre, et améliorer la solidité teinture, mais il noircit la nuance (12).
D’autres études montrent que le chitosan qui est polymère cationique permettent de cationiser des fibres et de mieux fixer les colorants naturels anioniques. Des protéines de lactosérum ont également étaient utilisées pour améliorer la hauteur de ton, la solidité au lavage et à la lumière des tissus teints avec des extraits de grenade (13).
Dans le cas du polyester aucun mordant n’est nécessaire pour le teindre, et les solidités au lavage sont bonnes, dans le cas de la garance (2), la curcumine(1), et le campêche(3) , car des composants hydrophobes des extraits sont immobilisés au cœur de la fibre hydrophobe. Cependant la hauteur de ton est faible dans certains cas. L’utilisation d’un biovéhiculeur (tel que la vanilline peut augmenter la hauteur de ton) (14). De plus une activation de surface des fibres de polyester par le plasma atmosphérique sous air, suivi d’un foulardage avec le chitosan permet de cationiser la fibre et augmenter la quantité de colorant fixée (15). Dans le cas la teinture du polyester avec le campêche, ce colorant peut être appliqué en continu par la méthode pad therm (foulardage suivi de thermosolage) (3). Le paramètre de solubilité de ce colorant naturel est proche de celui des fibres de polyester et expliquerait sa solubilité dans le polyester. Une étape supplémentaire de foulardage avec une résine PU (base aqueuse) permet de très bonnes solidités au lavage et au frottement. Le polyester fonctionnalisé ainsi devient multifonctionnel avec la couleur, des propriétés antibactériennes et anti UV.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
(1) A.Kerkeni, N.Behary A. Perwuelz , D. Gupta, “Dyeing of PET woven fabric with Curcumin: Effect of dye concentrations and surface pre-activation using Air-atmospheric plasma and UV excimer treatment, Coloration Technology vol. 128, N° 3 , 2012. p. 223-229
(3) N. Krifa, W. Miled, N. Behary, C.Campagne, M. Cheikhrouhou, R. Zouari, Dyeing performance and antibacterial propertie s of air-atmospheric plasma treated polyester fabric using bio-based Haematoxylum campechianum L. dye, without mordants, April 2021, Sustainable Chemistry and Pharmacy 19:100372, DOI: 10.1016/j.scp.2020.100372
(4) S. Iyer, N. Behary, V. Nierstrasz, J. Guan, G. Chen, Study of photoluminescence property on cellulosic fabric using multifunctional biomaterials riboflavin and its derivative Flavin mononucleotide, Nature : Scientific Reports volume 9, 2019
(5) Shahid-ul-Islam, Gang Sun, Thermodynamics, Kinetics, and Multifunctional Finishing of Textile Materials with Colorants Extracted from Natural Renewable Sources, CS Sustainable Chem. Eng. 2017, 5, 9, 7451–7466
(6) Etude des facteurs environnementaux influençant le métabolisme des anthraquinones de la garance, extraction et étude chromatographique, Thèse doctorale par Jean-baptiste Mazzitelli, 2017
(7) https://www.bioeconomie-hautsdefrance.fr/projets/procolbio/
(8) https://www.archroma.com/solutions/coloration-carpets
(9) Mohammed Morshed phD thesis. Immobilizing catalysts on textiles: Case of zerovalent iron and glucose oxidase enzyme
(10) Masahiro Kawahara1,* and Midori Kato-Negishi. Link between Aluminum and the Pathogenesis of Alzheimer’s Disease: The Integration of the Aluminum and Amyloid Cascade Hypotheses, Int J Alzheimers Dis. 2011; 2011: 276393.
(11). Md. Reazuddin Repon, M. Tauhidul Islam and Md. Abdullah Al Mamun, Ecological risk assessment and health safety speculation during color fastness properties enhancement of natural dyed cotton through metallic mordants, Fashion and Textiles volume 4, Article number: 24 (2017)
(12) Neetu Rani, Lalit Jajpura & B. S. Butola Ecological Dyeing of Protein Fabrics with Carica papaya L. Leaf Natural Extract in the Presence of Bio-mordants as an Alternative Copartner to Metal Mordants, February 2020, Journal of The Institution of Engineers (India) Series E, DOI: 10.1007/s40034-020-00158-1
(13) Somayeh Baseri, Eco-friendly production of anti-UV and antibacterial cotton fabrics via waste products, , Cellulose, volume 27, pages10407–10423 (2020)
(14) Pasquet, V., Perwuelz, A., Behary, N., Isaad, J., 2013. Vanillin, a potential carrier for low temperature dyeing of polyester fabrics. J. Clean. Prod. 43, 20–26.
(15) T. Agnhage, A. Perwuelz, N. Behary,”Eco-Innovative Coloration and Surface modification of Woven Polyester Fabric Using Bio-Based Materials and Plasma Technology”, Industrial Crops and Products, 2016, 86 : 334–