Nemeshwaree BEHARY, Anne PERWUELZ
Enseignants-chercheurs, GEMTEX-ENSAIT, 2 Allée Louise et Victor Champier 59056 ROUBAIX-FRANCE

L’économie circulaire appliquée au secteur textile vise à minimiser le gaspillage et l’impact environnemental tout au long du cycle de vie des produits textiles, lors de leur fabrication, usage et fin de vie. Son objectif est de limiter la consommation de ressources naturelles, les émissions de gaz à effet de serre et la pollution de l’eau et des sols, tout en favorisant la durabilité et la résilience de l’industrie textile. Contrairement au modèle linéaire traditionnel de production et de consommation, basé sur « extraire, fabriquer, utiliser et jeter », l’économie circulaire encourage la réutilisation, la réparation, le recyclage et la régénération des matériaux et des produits textiles. Des pratiques telles que la gestion de la toxicité, l’utilisation de matériaux et de procédés respectueux de l’environnement, ainsi que la réduction des déchets, sont des aspects clés de cette approche dans le domaine du textile [1].

Cet article examine le potentiel des enzymes, intégrés dans le cadre des biotechnologies blanches, pour répondre aux défis posés par l’économie circulaire. Les enzymes, qui sont des catalyseurs biologiques, jouent un rôle crucial dans l’accélération des réactions chimiques au sein des systèmes biologiques. Leur déploiement dans l’industrie permet la catalyse de réactions chimiques variées tout en réduisant la nécessité de solvants organiques et en opérant sous des conditions physico-chimiques plus douces, notamment à des températures modérées. Cette stratégie permet de diminuer significativement l’impact environnemental associé aux processus industriels en utilisant ces macromolécules qui sont non seulement d’origine biologique mais aussi biodégradables.

Structure macromoléculaire et spécificité : Les enzymes sont des protéines constituées de chaînes polypeptidiques repliées dans une structure tridimensionnelle. Cette structure détermine le site actif et la spécificité de substrat, crucial pour leur fonction. Le site actif est une région où se produit la réaction catalysée, contenant des acides aminés spécifiques pour l’interaction avec le substrat. Le modèle clé-serrure illustre cette spécificité, où la serrure représente le site actif et la clé correspond au substrat. Ainsi, chaque enzyme ne peut catalyser qu’une réaction spécifique ou un groupe similaire, comme une clé ouvrant une serrure particulière.

Les enzymes sont classées selon la nomenclature EC (Enzyme Commission), qui divise les enzymes en six grandes classes basées sur le type de réaction chimique qu’elles catalysent. Les six classes principales sont les suivantes : 1 – Oxydoréductases (réactions d’oxydation-réduction) ; 2 – Transférases (transfert de groupes fonctionnels) ; 3 – Hydrolases (réactions d’hydrolyse) ; 4 – Lyases (réactions de lyse ou d’addition) ; 5 : Isomérases (réarrangements intramoléculaires) ; 6 : Ligases (formation de liaisons covalentes)

Du fait de leur spécificité et efficacité catalytique élevée, les enzymes sont particulièrement précieuses dans le domaine textile, facilitant la production de monomères, polymères, fibres et de textiles fonctionnels ainsi que leur gestion en fin de cycle de vie, contribuant ainsi à la durabilité des processus industriels.

L’utilisation des enzymes pour les traitements chimiques lors de l ‘ennoblissement textile a été très étudiée pour le pré-traitement des fibres naturelles (débouillisage du coton, dégraissage de la laine, désencollage d’amidon), pour l’effet anti-feutrage de la laine, et pour la finition textile permettant d’améliorer les propriétés esthétiques, fonctionnelles et tactiles des tissus (ex: bio-polissage, bio-lavage des jeans) [2, 3].

Elles ont également été étudiées pour l’extraction et la transformation en fibres élémentaires des fibres libériennes (comme le lin et le chanvre) afin d’obtenir des fibres de lin cotonisées, par l’action de la pectate lyase, par exemple [4, 5].

Le traitement ou l’activation des surfaces de fibres synthétiques telles que le polyester, le polyamide et l’acrylique peut s’effectuer à l’aide d’enzymes spécifiques. Cela permet par la suite d’obtenir un meilleur accrochage des molécules fonctionnelles lors de la fonctionnalisation de la surface des fibres textiles. Il s’agit d’une alternative écologique par rapport aux traitements chimiques qui peuvent endommager les propriétés mécaniques des fibres

Pour l’hydrophilisation des fibres de polyester, plusieurs types d’enzymes peuvent être utilisés, notamment les estérases, les cutinases et les lipases, qui catalysent l’hydrolyse des fonctions ester[6].

Les protéases et les oxydases, comme les laccases, peuvent modifier les surfaces des fibres de polyamides [7]. Pour les fibres d’acrylique, la nitrile hydratase catalyse l’hydrolyse des nitriles du groupe fonctionnel -CN en amides correspondants (CONH2) [8].

Nous avons étudié et comparé l’hydrophilisation du polyester par une enzyme lipase de Thermomyces lanuginosus avec une écotechnologie (plasma atmosphérique sous air) et un traitement chimique à la soude, et étudié leurs effets sur l’environnement par Analyse de Cycle de Vie (ACV) [9] (Figure 1). Pour le procédé enzymatique, bien qu’un degré d’hydrophilisation très élevé soit atteint par rapport au traitement à la soude, des impacts environnementaux plus importants sont dus à l’étape de désactivation d’enzyme exigeant une énergie plus grande. Le traitement par plasma atmosphérique sous air semble être le plus favorable pour tous les impacts. L’ACV permet néanmoins d’identifier que l’étape de désactivation des enzymes et la production des enzymes, génèrent des impacts élevés. En réalité des procédés ultérieurs, telle la teinture du polyester à haute température, permettra d’éviter l’étape de désactivation, et ainsi réduire l’impact du procédé enzymatique.

Figure 1: hydrophilisation de la surface de fibres polyester
Figure 1: hydrophilisation de la surface de fibres polyester

A la température ambiante les enzymes spécifiques agissent uniquement à la surface de fibres synthétiques et n’accèdent pas au cœur des fibres qui présentent des températures de transition vitreuse élevées. Les enzymes n’induisent que très peu de pertes de résistance mécaniques des textiles par comparaison aux procédés chimiques, et auraient donc un impact direct sur la durée de vie du produit fini. Le traitement enzymatique est aussi une alternative économique par rapport au coût élevé d’une machine plasma atmosphérique utilisée pour activer la surface des fibres textiles.

Obtention de Monomères pour les polymères textiles [10] : La transformation enzymatique des produits renouvelables sucres, lignines, huiles, glycérol, permet la production des monomères tels que l’acide lactique, les diols et diacides, et l’éthylène. La bioconversion de la lignine peut produire l’acide téréphtalique. Des microorganismes génétiquement modifiés peuvent être utilisés pour produire ces monomères qui peuvent être ensuite polymérisés, pour former des polymères et fibres biosynthétiques : polyesters, polyamides et polyuréthannes, des polyéthylène biosourcés. En fonction de la matière première choisie, les monomères nécessaires à la synthèse des biopolyamides peuvent être extraits ou synthétisés. Par exemple, dans le cas des huiles végétales, les acides gras peuvent être extraits et convertis en diamines (avec l’enzyme amidase) ou en diacides carboxyliques, qui serviront de monomères pour la synthèse des biopolyamides [11]. L’éthane-1,2-diol, est un diol couramment utilisé dans la fabrication de polymères tels que le polyéthylène téréphtalate (PET) -polyester textile. Il est produit à grande échelle par un processus chimique impliquant la réaction d’éthylène avec de l’eau, catalysée par des acides forts ou des bases fortes, généralement à des températures et des pressions élevées. Cependant, des méthodes alternatives utilisant des micro-organismes génétiquement modifiés ou des enzymes permet sa production à partir de sources renouvelables [12].

Il est important de noter que la production d’acide téréphtalique (monomère du PET) à partir de sources biosourcées telles que les sucres et la lignine [13], est encore en cours de développement et nécessite des recherches approfondies pour optimiser les processus et rendre la production à grande échelle économiquement viable.

Le biorecyclage des fibres de polyester PET (polyéthylène téréphtalate) permettant la dépolymérisation en monomères constitutifs, tels que l’acide téréphtalique (TPA) et l’éthylène glycol (EG), présente des défis significatifs en raison de la résistance chimique et de sa stabilité structurelle [14] . La robustesse est une propriété cruciale pour les enzymes destinées au biorecyclage du fibres PET, car le processus nécessite des conditions de température élevée (T>Tg) permettant aux enzymes d’accéder aux groupes esters au cœur de la fibre.  A ces températures, les enzymes perdent leur structure tridimensionnelle et sont dénaturées. Les enzymes thermostables se trouvent dans des microorganismes appelés thermophiles ou hyperthermophiles (provenant de sources hydrothermales, Fumerolles, Déserts, compost etc). Elles peuvent fonctionner sans se dénaturer, rendant le processus de biorecyclage plus flexible et efficace.  Un article récent « An NMR look at an engineered PET depolymerase » décrit l’utilisation de la spectrométrie par Résonance Magnétique Nucléaire (RMN) pour étudier la stabilité thermique des enzymes de dépolymérisation du PET [15]. Cette approche novatrice ouvre de nouvelles voies d’amélioration de ces enzymes pour le biorecyclage efficace. Cependant, les textiles en PET peuvent contenir divers additifs, tels que des colorants, des stabilisateurs UV, et des plastifiants, qui peuvent interférer avec le processus de biorecyclage, en inhibant l’activité enzymatique.

Biorecyclage et mélange complexes de fibres. Comme les biocatalyseurs peuvent reconnaître et décomposer sélectivement certains types de fibres sans altérer les autres, une enzyme spécifique peut être employée pour dégrader uniquement les fibres de coton dans un tissu composé d’un mélange de coton et de polyester, laissant intactes les fibres de polyester. Cette spécificité permet de séparer efficacement les différents composants des mélanges de fibres, facilitant ainsi le recyclage et la réutilisation des matériaux.

De l’hydrolyse à la polyesterification -Des études ont montré que certaines enzymes (ex : La lipase de Candida antarctica (CALB)) peuvent changer de fonction en changeant le milieu du solvant. Cette flexibilité pourrait être exploitée pour non seulement décomposer le PET mais aussi pour aider à créer de nouveaux polymères à partir des monomères récupérés.

Enzymes pour la polymérisation chimique traditionnelle : Pour la polymérisation des monomères acryliques en polymères acryliques biosourcés, l’enzyme principalement utilisée est la poly(acide acrylique) synthase [16]. Cependant, il est important de noter que la recherche dans le domaine de la biologie synthétique et de l’ingénierie enzymatique progresse rapidement, et il est possible qu’à l’avenir, des enzymes modifiées ou des enzymes nouvellement découvertes puissent être développées pour catalyser des réactions de polymérisation spécifiques.

References :

1. Circular Economy Guidelines for the Textile Industry, Rocco Furferi, Yary Volpe, and Franco Mantellassi, Sustainability 2022, 14(17), 11111; https://doi.org/10.3390/su141711111 2
2. Enzyme Technology: Applications in Textile Processing par Cavaco-Paulo, A., & Gübitz, G. M. (Eds.). (2008). Ce livre se concentre spécifiquement sur l’application des enzymes dans le traitement des textiles, couvrant la gamme des processus d’ennoblissement à la dégradation des colorants. Springer.
3. Madhu, G., & Chakraborty, J. N. (2017). Enzymes in textile processing: A new approach towards sustainable textile manufacturing. Journal of Cleaner Production, 145, 34-47. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2017.01.008
4. S. OTERO CAMAÑO, N. BEHARY, P. VROMAN, C.CAMPAGNE “Comparison of Bio and Eco technologies with chemical methods for pre-treatment of flax fibers: impact on fiber properties, Journal of Engineered Fibers and Fabrics , Volume 9, 4, December 2014
5. Silva, C., Silva, N., & Soares, G. (2018). Enzymatic treatment for fibre extraction and functionalisation in textile applications. Trends in Biotechnology, 36(6), 616-630. https://doi.org/10.1016/j.tibtech.2018.01.002
6. Lee, S.H., Song, W.S. Surface modification of polyester fabrics by enzyme treatment. Fibers Polym 11, 54–59 (2010). https://doi.org/10.1007/s12221-010-0054-4
7. Igor Jordanov , Daniel L Stevens , Anita Tarbuk , Eva Magovac , Sandra Bischof , Jaime C Grunlan , Enzymatic Modification of Polyamide for Improving the Conductivity of Water-Based Multilayer Nanocoatings ACS Omega, 2019 Jul 11;4(7):12028-12035. DOI: 10.1021/acsomega.9b01052
8. Babu, V., Pasha, S.K., Gupta, G. et al. Enzymatic surface modification of polyacrylonitrile and its copolymers: Effects of polymer surface area and protein adsorption. Fibers Polym 15, 24–29 (2014). https://doi.org/10.1007/s12221-014-0024-3
9. V. Pasquet, A. Perwuelz, N. Behary, “Environmental Impacts of Chemical/Ecotechnological /Biotechnological hydrophilisation of Polyester fabrics”, Journal of Cleaner Production, Volume 65, 15 February 2014, p. 551–560
10. Zhang, Y., & Zhu, P. (2019). Engineering of microorganisms for the production of bio-based monomers and polymers derived from renewable resources. Chemical Society Reviews, 48(18), 4731-4758. https://doi.org/10.1039/C8CS00829A
11. Bhatia, S.K., Bhatia, R.K. & Yang, YH. Biosynthesis of polyesters and polyamide building blocks using microbial fermentation and biotransformation. Rev Environ Sci Biotechnol 15, 639–663 (2016). https://doi.org/10.1007/s11157-016-9415-9
12. Claire Muzyka, Prof. Dr. Jean-Christophe M. Monbaliu, « Perspectives for the Upgrading of Bio-Based Vicinal Diols within the Developing European Bioeconomy”, ChemSusChem, Volume15, Issue5, March 8, 2022, e202102391
13. Volker F. Wendisch, Younghwa Kim , Jin-Ho Lee, “ Chemicals from lignin: Recent depolymerization techniques and upgrading extended pathways”, Current Opinion in Green and Sustainable Chemistry – Volume 14, December 2018, Pages 33-39.
14. Easton, C. J. (2020). The potential for enzymatic polymer recycling: Depolymerizing polyesters with esterases and lipases. Philosophical Transactions of the Royal Society A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences, 378(2167), 20190268. https://doi.org/10.1098/rsta.2019.0268
15. Cyril Charlier , Sabine Gavalda , Vinciane Borsenberger , Sophie Duquesne , Alain Marty , Vincent Tournier , Guy Lippens, An NMR look at an engineered PET depolymerase, Volume 121, Issue 15, 2 August 2022, Pages 2882-2894
16. Derango, R.A., Chiang, Lc., Dowbenko, R. et al. Enzyme-mediated polymerization of acrylic monomers. Biotechnol Tech 6, 523–526 (1992). https://doi.org/10.1007/BF02447825